....On nous dira que nous ne sommes pas sérieux de retirer nos enfants de l’école. N’exagérons rien : nous sommes sur le chemin de l’école ! Même si, cette fois, c’est pour la dépasser. Tous les matins, avec nos enfants, Madeleine, six ans et Pierre, quatre ans, nous prenions par ces bois et ces prairies. Selon les saisons, nos pieds foulaient les feuilles mortes, s’enfonçaient dans la neige ou frôlaient la primevère, et toujours le schiste craquait sous les sabots. Car Cannelle et Nestor, nos deux ânes, nous accompagnaient à l’école. Au début, dès qu’ils voyaient l’eau de la rivière, ces bourricots refusaient d’avancer et il fallait s’y mettre à quatre pour les tirer et les pousser en travers du gué.

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classes-de-terre

....Savoir que pour transformer le monde, il faut d’abord se transformer soi-même est un bien précieux pour celui qui se met en route pour longtemps et peut-être même indéfiniment. Peu nous importait notre poids dans la balance ou de savoir si nous allions changer quelque chose dans le monde, l’important était de le faire d’abord nous-mêmes et de nous fixer cet engagement. La liberté, ce n’est pas seulement s’émanciper des contraintes, c’est aussi choisir celles qu’on se donne. (…) Le vide qui s’est créé autour de nous s’est rapidement comblé. La formule « vivre sans voiture », remplacée par celle, plus logique, de « renonciation joyeuse », a été rapidement appliquée à d’autres symboles du bonheur obligatoire. Avec toujours la même constatation : ces objets nous enferment et s’en passer apporte beaucoup de liberté. (…) Et si pour ceux qui n’en démordront jamais, pour les adeptes des idées toutes faites, pour les propagandistes de l’inutilité rentable, ce que nous faisons, ce sera toujours « le retour à la bougie » alors vive le retour à la bougie !

p. 96

ombre

....De temps en temps, un crâne de mouton nous arrête, Pierre adore cela, et parfois il l’emmène avec lui. Mais cette fois, le cadavre est véreux, éventré, rongé par une masse grouillante. Seule la moitié masculine de la famille se recueille devant le mouton défunt et, pour une fois, le rejeton ne veut pas emporter de souvenir. De toutes façons les vautours tournoyant en cercle sont déjà là, demandant l’atterrissage, nous les dérangeons. Ils étaient là avant nous.

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Classes de terre

....Le temps d’une pause pour boire ou pour renouer ses lacets peut plonger quelques êtres dans une rencontre très brève, dans un dialogue qui, aussi court soit-il, ne s’oublie jamais. En voici un qui aurait pu avoir lieu sur une planète à mi-chemin entre celle de l’allumeur de réverbères et celle du géographe. C’était en Auvergne, aux abords d’un village perdu, la petite route longeait la clôture en plastique d’un jardin. Banal, on y aurait mis des nains de jardin. Sauf qu’un monsieur y construisait quelque chose qui ressemblait à une grosse libellule du Crétacé : les pales, le rotor, le moteur, la cabine, tout y était. Bernard, qui était seul et bon dernier, regarda longuement, posa des questions idiotes :
– Pardon de vous déranger, c’est un hélicoptère ?
– Oui. 
– Et qu’est ce que vous allez en faire ? 
– Voler.
– Vous pouvez faire fonctionner le moteur ? 
– Oui.
La personne affable mais laconique rentra dans le cockpit, s’installa sur le siège et fit tourner le moteur.
– Et qu’est-ce qui vous a donné l’idée de construire un hélicoptère ?
– Rien de particulier. Je suis mécanicien et j’ai la maladie de Parkinson, alors je m’occupe.

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Classes de terre

....Bientôt, il aperçoit les lueurs d’un bûcher tout en bas sous le feuillage. Puis le petit rire de la rivière se fait entendre, les bois font place à une berge dégagée. Tout le monde est nu autour du feu. Dans ces cas-là, il est plus facile de faire connaissance que de reconnaître ses voisins. Le comité de quartier fait une ronde et chante des louanges à la Terre Mère. Au sol, des pierres forment un cercle puis filent en corridor jusqu’au pied d’un dôme. La coupole de branches est recouverte de couvertures. Un peu à l’écart, un sexagénaire aux longs cheveux gris officie. Il souffle de la cendre et passe une plume d’aigle sur les corps de ceux et celles qui veulent être purifiés à la mode sioux, comme cette jeune Suédoise qui est avec sa fille de douze ans. De temps à autre surgit un Lucifer à longue barbe avec une fourche : Günther !!! Nu, quel contraste ! On ne devinerait pas une telle santé dans un corps si mince et une tête si lumineuse avec ses cheveux mouillés tirés en arrière. Avec sa fourche, il se fraie un passage au milieu du sabbat, prend dans l’énorme brasier les pierres incandescentes et les dépose au milieu du sauna. De temps en temps, la nuit jette un vent froid sur les épaules ou souffle des braises sur les peaux, ce qui fait faire des mouvements d’accordéon au cercle d’Adamites. Par quel miracle autant de monde, certes peu encombrant par la taille, car il sont tous minces, a-t-il pu rentrer en file indienne et à quatre pattes, dans un si petit four ? Dedans, l’humidité brûlante inonde les poumons, les corps se fondent dans un noir total. On s’assied entre deux sueurs, l’échine pliée sous la voûte de branches, la poitrine écrasée par les genoux, tout notre être réduit à peu de chose et poussé inexorablement au fond d’un puits de silence.

p. 319

terramata

....Nous partons alors que les oiseaux reviennent à peine de migration. Madeleine serait bien restée, Pierre est bon pour le bout du monde… Nul ne peut prédire ce qu’ils retiendront de tout cela. Mais il nous étonnerait qu’ils oublient ce village et toute cette nature. Pour eux, le monde sans moteur ne sera jamais autre chose qu’un réseau de sentiers pour courir d’une cabane à l’autre, de gros châtaigniers servant de mâts à tout un gréement de cordes et de filets et une forêt de branches pour se balancer dans les hamacs. Comme il était doux le soir de les voir endormis dans leur monde de planches et savoir que le lendemain ils seraient quelque part à rêver sur le dos d’un âne, faire du traîneau ou construire leur cabane. La sécurité, on n’y pensait même pas. Aucun carrefour dangereux, aucun risque de se faire enlever. Pas de navettes abrutissantes. Une paix sans condition, sans portique de sécurité, sans grille, sans surveillant. C’était l’insouciance bien sûr, mais surtout l’autonomie que notre civilisation de la peur donne rarement à des enfants.

p. 355

Classes de terre

....Toute la meseta était traversée de chemins de transhumance qui faisaient passer des troupeaux du sud au nord et vice-versa. En théorie, ils seraient toujours là, à nous de les trouver. La pratique ancestrale de la transhumance a quasiment disparu. D’ailleurs, à part celles de l’humain qui font exploser les statistiques, toutes les migrations sont en baisse. Le monde animal se sédentarise, l’homme nomadise. Les chemins de transhumance disparaissent petit à petit, avalés par des routes le plus souvent, ou par la culture.
À quelques degrés de longitude près, le sans-logis de Cahors avait raison, lui qui nous avait le premier cité ce nom, Vía de la Plata. Ce chemin existe bel et bien, mais il ne traverse pas du tout le Portugal. Il longe la frontière portugaise à plus ou moins cent kilomètres de distance.

p. 358

 

 

 


 

 

 

 

Classes de terre

EXTRAITS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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